dimanche 10 janvier 2010

J'irai mourir au Kalahari

Froid

Il neigeait. La neige nous tombait dessus comme de gros morceaux de ciel bruts et humides. Il ne s’agissait pas de légers flocons duveteux venant délicatement nous effleurer le visage, donnant aux alentours cette teinte hivernale, glaciale et gaie, que l’on peut imaginer dans les contes de noël. Non. Il s’agissait de gifles lourdes et continues assénées par l’hiver, l’imposition brutale d’une nécessité climatique exempte de toutes justifications, soutenue dans son forfait par la poigne malveillante d’un vent acariâtre. Depuis plus d’une heure, j’avais le sentiment que nous évoluions sous une cascade silencieuse, une cataracte continue et tenace. Mais au lieu que l’eau ne nous inonde et ne finisse par continuer sa route, guidée par le cour de la rivière, la neige elle, s’entassait tout autour de nous, pesante, omniprésente, s’accrochant à nos épaules comme une mauvaise gale, s’imposant sournoisement jusque dans le tréfonds de nos cerveaux dans ce suintement à peine audible et pourtant si caractéristique, ce bruit fait de crissements microscopiques qui dévorait l’ouïe, filtrant les sons alentours comme pour en retenir ce qu’ils auraient pu en rester encore de rassurant. Evoluant dans ce mur mouvant qui nous privait aussi bien de la vue que de l’espoir, je sentais fondre en moi au fur et mesure que la douleur montait dans mes jambes, la force qui m’avait fait tenir jusqu’alors.
La nuit rajoutait à mon angoisse. Autour de nous, tout était calme. Tout était terriblement calme. A quelques pas devant moi, je devinais à peine mon compagnon d’infortune. Ma vie dépendait de lui. Je ne savais plus ni où j’étais, ni où j’allais. Depuis plus de deux jours que nous marchions ensemble, je m’en étais remis complètement à lui, me contentant de suivre le fil d’Ariane éphémère qu’il me traçait comme un automate condamné à répéter bêtement les mêmes gestes sans significations. Un pas puis un autre. Le regard rivé sur le sol meuble pour ne surtout pas contempler l’étendue angoissante qui nous entourait. Un arrêt de temps à autre. Deux ou trois cris rauques échangés. Juste pour vérifier que le si le corps fonctionnait encore, l’esprit lui, était toujours là aussi. C’est qu’il y avait de quoi devenir fou à marcher comme ça dans ce désert clair et infini. Il y avait de quoi devenir fou à ne plus savoir ainsi si chaque pas vous rapprochez d’une issue fatale ou vous éloignait de la mort. Il y avait de quoi devenir fou à se dire qu’on ne vivait plus que pour le pas d’après, puis celui d’après qui entrainait celui d’après sans que l’on sache si le suivant suivrait. Et pourtant, sans vraiment d’explication, il suivait perpétuant la fuite ou l’avancée.
La nuit se renforçait maintenant, resserrant un peu plus l’étau du froid autour de nos flammèches de vie. Les grands arbres aux branches appesanties formaient une haie d’honneur bien droite à notre équipée folle. Ils attendaient là, calmes et statiques, que la neige parte et libère par élans saccadés leurs bras verts. Nous, il nous fallait marcher. Tout droit. Et surtout ne pas s’arrêter. Surtout pas la nuit, de peur que ses pièges ne nous figent à jamais. Cette nuit sournoise qui drainait dans son cortège sombre la main de la glace, illuminée par les yeux vitreux des bêtes avides et insaisissables. Avec la fuite du jour, je sentais l’angoisse me manger le ventre.
Il nous fallait une lumière. Une petite lumière chaude et jaune. De cette couleur qui annonce le calme de la maison et la chaleur du foyer. Parfois entre des branches basses, une étoile de sa lueur froide nous trompait le temps d’une seconde. Le cœur se mettait à battre, le torse se bombait. Et puis l’erreur nous hurlait son infamie à nos visages parcourus de crevasses et sans même que nous échangions le moindre râle, nous reprenions notre avancée métronomique. J’avais froid. Mortellement froid.

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