samedi 23 janvier 2010

J'irai mourrir au Kalahari

Sur le tard.

C’était un homme dont la vie était derrière lui et qui se rendait compte maintenant, à cet instant grisonnant, qu’il aurait eu s’il avait voulu, les moyens de faire ce dont il avait toujours rêvé. Il aurait eu. Mais il était trop tard. Il avait hésité trop longtemps, repoussant incessamment au lendemain le moment de commencer. Restant sur le bord, prêt à plonger, mais préférant flâner, travailler, discuter, courir, danser, lire, nager…Et maintenant il était vieux et faible. La vie ne courrait plus dans ses veines que par habitude. Il la sentait fuir par saccades essoufflées, mue par un cœur qui poussait les wagons d’un train dont les rouages se grippaient chaque jour plus fort. Mais ce matin, assis sur sa terrasse à regarder la mer, ce n’était pas ça qu’il trouvait le plus triste. Ce n’était pas sa mort proche ou le ressenti sinueux de vie fuyante qui l’accablait. Ce qui lui coupait la respiration était de réaliser qu’il n’avait même pas essayé.
Ses mains tremblantes s’avancèrent pour se saisir de sa tasse de café. L’air doux du printemps tout juste revêtu des senteurs chaudes de la mer tranquille qui babillait à quelques mètres de là n’arrivaient pas à lui redonner un semblant de joie. Il ne pouvait plus que constater et cet état rigide le figeait. Ça n’était pas la première fois pourtant qu’il se disait qu’il aurait pu au moins tenter, ne serait-ce qu’une fois, de se lancer sur les chemins de cette pratique. D’autant que celle-ci ne demandait ni talent ni préparation particulière. Non. Il lui aurait juste suffit d’un peu de volonté et d’assiduité à l’effort, le tout assis chez lui, sans bruits et sans regards opportuns pour le juger. Il aurait alors pu se lancer, même au hasard, même mal, sans que cela ne gêne personne. Un geste neutre qui se serait perdu dans le quotidien mais qui lui aurait permis d’effleurer la passion. Il aurait pu le faire. Il aurait du le faire. Le faire pour être déçu, seul et pouvoir constater que franchement oui, il n’était pas fait pour ça.
Mais même pas. Il n’avait même entamé cette démarche égoïste là. Il était resté assis aux portes de ses désirs, préférant se dire que plus tard il trouverait le temps, sûrement. Et puis plus tard était venu. Maintenant il savait qu’il était trop tard. Trop tard même pour simplement s’amuser. Bien sûr il ne serait jamais devenu un artiste de renommé international, là n’était ni la question, ni son ambition. Très tôt il avait compris qu’il n’avait pas en lui, cette profondeur, cette intensité que nécessite le sacerdoce artistique. Mais il aurait pu en frôler l’attribut. Cela, lui aurait suffi. Il se serait essayé, il aurait vu ses limites et avec elles, il aurait pu jouer. Même à son âge, accompagné de ses mains flageolantes et de ses yeux flous, il aurait pu continuer à tâtonner pour passer le temps. L’art offre cet avantage que sa pratique n’impose pas spécialement de frontières. Tout n’y est qu’affaire de ressenti, de plaisir et celui-ci se cultive y compris dans la solitude et l’égoïsme.
Et aujourd’hui plutôt que d’être assis là à attendre, s’il c’était donné la peine un peu plus tôt dans sa vie, s’il avait été moins attentiste, il aurait pu continuer de s’offrir un peu de rêve. Sans devenir de l’art, tout ce temps passé se serait mué tranquillement en une habitude aussi obsolète que nécessaire. Une habitude dont il aurait pu aujourd’hui encore nourrir ses journées.
Ses enfants auraient gentiment continué à l’admirer pour lui faire plaisir. Il se serait plu à rêver que peut-être une fois mort, les gens découvriraient son grand œuvre et comprendraient enfin sa démarche. Tout en sachant parfaitement au fond de lui que sa production finirait invariablement dans l’oubli. Mais s’endormir avec des perspectives d’éternité artistiques même vaines, l’aurait sûrement tranquillisé un peu. Certes il n’avait manqué de rien dans sa vie, mais s’imaginer aux portes d’une gloire posthume avait encore quelque chose de rassurant même pour un mourrant. S’il n’avait pas été malheureux, le sentiment que tout n’était pas tout à fait complet et qu’il y était un peu pour quelque chose, le froissait. Et à son âge les froissures prenaient rapidement des allures de cassures irréparables.

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