jeudi 5 novembre 2009

J'irai mourrir au Kalahari

Le vieil homme et la guerre.

Et l'espace d'une seconde, à la fin du repas, le temps s'est suspendu. Il s'est un peu affaissé sur sa chaise et son regard s'est fixé sur moi :
"- J'ai fait la guerre tu sais..." Il m'a dit ça comme on confie un secret dont on a honte mais qu'on ne peut plus garder pour soi parce qu’on ne sait plus quoi en faire, parce qu'il est devenu trop lourd, trop pesant pour un homme seul. Il a continué à regarder la nappe en la caressant d’un geste mécanique de ses doigts noueux légèrement repliés, les yeux toujours dans le vague.
"- Alors moi quand j'entends parler de la guerre, quand j'entends à la télé qu'il y a des gens qui vont mourir, des femmes et des enfants, je sais ce que ça veut dire. Je sais que c'est moche...qu’y a des gamins qui vont plus dormir des deux côtés...parce que dans ces moments là tu vois des choses…tu vois des choses qu’y vaudrait mieux pas voir...Tu deviens fou. C’est comme un cauchemar dont tu peux plus partir. T’es enfermé là et tu fais…tu fais ce qu’aucun homme ne devrait avoir à faire, jamais. Et puis après, on te laisse avec tout ça. Avec tes souvenirs qui te bouffent parce que les souvenirs c’est comme des vers dans un cadavre, ça s’en va pas t’en qu’y a encore des trucs à grignoter. Et moi toutes les nuits, tous les jours, dés que j’arrête, je sens que ça se met à grouiller dans ma tête. Ça se met à me démanger et à me manger le cerveau. T’es plus jamais tout seul après ça. T’es toujours accompagné par l’ombre de la mort et le poids du remord. "
En même temps qu’il me parlait, je pouvais lire dans ses yeux : « - Dis moi ! dis moi toi qui n’a pas connu la guerre, que j’ai eu raison de faire ce que j’ai fait. Que j’ai eu raison de fuir tout ce que j’avais pu détruire et qu’ici, loin de ma terre natale, avec ce que j’ai pu reconstruire, je peux me dire que finalement, je n’ai pas eu une vie si honteuse. Evidemment ça n’est pas fini. J’aurai encore tellement de choses à faire, tellement de choses à fuir. Mais s’il te plait, dis moi que je n’ai pas tord… »
Sa femme est revenue avant que je ne puisse prendre la parole avec les cafés fumants, les petits gâteaux qu'elle avait fait elle même et toutes ces petites douceurs qui jalonnaient leur quotidien et qu'ils me faisaient partager depuis quelques jours. La conversation reprit son cours, innocente et altière parce que elle, ne voulait pas entendre parler de la guerre. Parce qu’elle en savait sûrement déjà trop et qu’elle savait surtout qu’il n’y avait plus rien à rajouter ni à pardonner. Elle savait qu’ils devaient faire avec. Elle comme lui.
On a continué à parler recettes et pêche au gros. On a continué à parler de la vie, de leur vieillesse, de ma jeunesse, du hasard de notre rencontre et du programme des jours à venir. On a continué à descendre ensemble le long des flots innocents de ces quelques jours que j’étais venu passer là.
Mais ce soir-là, lorsque je l'ai vu assis devant sa télé, regardant défiler les images des informations avec sa mine fatiguée et sa respiration lourde, j'ai vu un homme qui arrivait au bout de son combat. J'ai vu un homme qui commençait à se sentir faiblir et qui savait que bientôt, très bientôt, il n'allait plus pouvoir bouger autant qu'avant, plus pouvoir remplir l'espace et vider sa tête. Ses démons se rapprochaient et il les sentait monter du plus profond de ses cauchemars. Il les sentait le guetter dans l’ombre au coin du lit. Toutes ces images d’horreurs qui lui raccourcissaient ses nuits depuis tant d’années, toutes ces visions de violence qu’il avait fui avec tant d’énergie depuis qu’il était revenu, il les sentait maintenant se profiler comme un courant d’air froid et glacial. Et bientôt, très bientôt, il allait devoir les regarder en face.

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