samedi 3 octobre 2009

Six fois...


Le vélo blanc dont il avait crevé les roues ce soir là, était le premier vélo sur lequel il était tombé en sortant de chez lui. Le premier maillon d’une chaîne dont il se servait désormais pour fouetter de temps à autre le visage d’une société qu’il trouvait trop placide, trop matérialiste. Il c’était habillé d’un jean simple, d’une paire de baskets sombres, d’un tee-shirt blanc sans marque, d’un sweat noir à capuche et dans la plus grande discrétion, sans portefeuille et sans but, il était descendu dans la rue, abrité par la nuit. Ce soir là, au fond de lui, ce premier soir où il avait arpenté les rues comme un anonyme volontaire, quelque chose avait basculé. Entre excitation et sensation grisante de liberté, il c’était à mis à détruire au hasard, des objets qu’il croisait, gonflé du sentiment qu’enfin sa vie par ce geste prenait un sens.
Assis dans son appartement bien propre, au sein de son quartier si lisse, opérant le pendule si sage maison-boulot comme un simple automate de passage, il en avait eu soudain assez de toute cette sérénité, de cette tranquillité bien propre qui lui dictait de rester assis et de prendre simplement ce que la société voulait bien lui donner. Il en avait eu assez et avait senti monter en lui une lassitude lascive couplée d’une envie violente de changement, d’action.
Il aurait pu comme certain de ses collègues, tromper sa femme en espérant par la même tromper son ennui. Mais il aimait sincèrement Cécile et après y avoir bien réfléchi, ce n’était pas de ce côté là qu’il attendait du mouvement. Il voulait quelque chose de plus intense, de plus globale. Quelque chose de porteur, qui l’impliquerait directement, physiquement, lui et ses trente ans pourtant si matériellement bien à l’abri. Il faut dire qu’il travaillait dure pour ça. Mais lui n’avait la sensation de ne faire que ce que l’on attendait de lui. Et cette sensation devenait tellement proéminente qu’elle était en train de devenir oppressante. Et sans savoir pourquoi, s’appliquer à être propre avait fait naître en lui le désir de détruire.
Alors certain soir, après manger, il sortait dehors. Il n’allait même se mettre des verres dans la tête comme la plus part des gens qu’il voyait dans les bars. Non. Il prenait ses baskets, son sweat noir, une bombe de peinture, un briquet, quelques chiffons, le coteau laguiole que lui avait offert son frère pour ses vingt ans et dans le hasard de la nuit, il frappait. Sans but, sans calcul, toujours sur des objets.
Il n’y avait ni acte politique, ni revendication nihiliste de quelque sorte que ce soit. Il n’y avait pas de vengeance exutoire ou de désir d’expression d’une haine envers un système qui l’aurait ignoré ou broyé. Il y avait juste le sentiment grandissant qu’en agissant ainsi, en laissant de longs traits noires et coulants à la bombe sur de jolies murs blancs de propriétés pavillonnaires, en brulant une voiture, en crevant les pneus d’un vélo, en marchant sur les voitures plutôt que sur le trottoir, en grimpant aux échafaudages jusqu’aux toits pour jeter des tuiles jusqu’en bas, en cassant des fenêtres ou des serrures de portes, il contribuait un peu, juste un peu, à être un élément du chaos. Cette chose impalpable, insaisissable qui s’abat au hasard, sans choisir ses victimes dans une couche sociale, un courant politique, une ethnie particulière ou un groupe affilié pour des raisons X ou Y. Cette chose qui fait qu’un matin vous vous levez et que votre vie si bien réglée, bascule, tangue et chavire, parfois jusqu’à vous en faire vomir, parfois jusqu’à vous faire éclater de rire ou de fureur.
Il était là, endossant le costume aveugle du chevalier sombre drapé de hasard. Il était pleinement, complètement, totalement, un élément perturbateur et froid et il aimait ça.
Parce qu’ici, dans cette zone de non droit, il était libre. Il n’était ni pour les noirs ni pour les blancs. Ni pour les bons ni pour les méchants. Il était juste une pulsion, affranchi de toute contrainte, évoluant comme un virus ou un coup de chance, bourré de hasards et de possibilités ouvertes. Il était un ouvreurs de portes détenant milles clefs mais se fichant éperdument de ce qui se déverserait une fois celles-ci ouvertes.
Qui sait comment allait réagir ce jeune garçon qui allait trouver son vélo sans roues ? Allait il hurler ? se résigner ? Voler lui même des roues ? Se mettre à pleurer ? Rire ? Rentrer à pied en sifflant ? Appeler un pote pour venir le chercher ? Faire du stop et tomber sur une femme ?
Quelle tête ferait ce cadre qui au milieu de la nuit, recevrait un appel de la police pour lui signifier que sa voiture partait en torche et qu’il devrait trouver un autre moyen d’aller travail demain ? Allait il déverser inutilement sa rage contre lui qu’il ne saisirait jamais pour répondre lui même à une pulsion de colère aussi vaine qu’incontrôlée ? Allait il s’en foutre éperdument et raccrocher en se disant qu’il verrait bien demain ? Allait il taper sa femme en l’accusant une fois de plus de tous les mots ? Allait il en profiter pour demander une voiture plus grosse auprès de sa direction, action qu’il repoussait depuis si longtemps ?
Assis sur le coin du toit du restaurant sur lequel il était arrivé après avoir escaladé la gouttière, il regardait passer sous lui, des voitures qui paraissaient bien seules à cette heure-ci. Les choses étaient entrain de se calmer.
Le vent violent qu’il avait senti monter en lui à la tombée de la nuit, qui lui avait dicté de courir pour sentir l’air pénétrer en brûlant ses poumons, cette excitation intense de vivre en dehors de la route tracée qui l’avait agité et lui avait pris les jambes sans qu’il ne puisse plus rien contrôler, avait fini par s’apaiser, le laissant las et comblé, sans jamais l’encombrer de regrets. Il repensait juste à cet instant à ce vélo blanc, ce vélo blanc par lequel un soir, tout avait commencé.

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