vendredi 14 septembre 2007

Nouvelle



Souvenirs

C’était un petit homme rabougri, dont le visage pâle, froissé comme un morceau de papier, contrastait avec son costume sombre, impeccablement ordonné. Il était posé là, sur son lit, ses paupières closent, ses cheveux blancs parfaitement peignés, rasé de près. Il était mort dans la nuit, sans bruit et Thomas était enfin soulagé de le savoir ainsi. Mort. Libre.
Il ne savait pas si il était horrible de penser cela ou si c’était tout simplement juste. Etait il concevable de se sentir ainsi apaisé le jour de la mort de quelqu’un que l’on aime ? Il avait l’impression que cette dualité dans son esprit, était en train de lui ôter le chagrin qu’il aurait du décemment ressentir en ce jour de deuil. Mais comment expliquer aux autres, que depuis plus de six mois, il souffrait de voir ainsi son père gagné par cette absence sournoise qui l’éloignait de jour en jour du monde des vivants, qui le dévorait sans cesse de l’intérieur et qui ne laissait plus, aux yeux de ceux qui l’aimaient, que la sordide vision d’une coquille creuse. L’enveloppe de ce que fut son père durant ces six derniers mois, avait été encore plus difficile à supporter, que le visage neutre qu’il lui offrait ce matin. Depuis qu’il avait reçu la lettre, il ne c’était pas passé une journée sans qu’il ne la sorte et qu’ il ne pense à lui. Parfois, il se contentait juste de la regarder en la caressant du bout des doigts mais souvent, il aimait à la relire dans son intégralité. Sur la fin pourtant, il n’en avait plus vraiment besoin tellement il en connaissait le rythme par cœur. Une simple feuille, lancée comme une bouteille à la mer. Quelques lignes silencieuses, arrivées un matin par la poste. Il avait alors eu l’impression de recevoir des nouvelles d’un disparu et sa gorge s’était serrée en reconnaissant l’écriture.
Depuis le début, il avait préféré ne pas y penser, ne pas savoir et petit à petit, il avait fait semblant de ne pas être concerné plutôt que de regarder son père mourir sans pouvoir rien faire d’autre que d’être un spectateur impuissant. Voir la mort prendre le visage de celui qui lui avait donné la vie, la voir lui ôter toute étincelle de son regard pour n’y laisser qu’un immense vide plein de questions, était au dessus de ses forces. Alors il avait préféré faire semblant d’oublier. De toute façon, son père n’en saurait jamais rien. Et puis tout le monde faisait pareil, attendant la même chose sans vouloir en parler. On ne parle pas de la mort tant qu’elle n’a pas frappé. C’est indécent. On se contente de la regarder faire, malgré soi et on souffre en silence. Et puis un jour elle vient, et bizarrement même si l’on est préparé, on est surpris et on a mal. Mais aujourd’hui, Thomas n’arrivait pas à avoir mal.
Assis dans cette chambre face à son père, il voyait l’agitation qui l’entourait, les pleures de sa mère, les yeux rougis de ses sœurs, le cortège de costumes noirs et de visages défaits. Mais lui restait obstinément serein, horriblement détaché. Peut être que la douleur de la disparition viendrait elle plus tard, peut être viendrait elle avec le temps, avec l’absence de cet être cher ? L’absence de cet être cher ! Mais il était déjà parti depuis tellement longtemps. Alzeimer n’est pas une maladie qui laisse quoi que se soit à l’entourage. Elle emporte tout, même le regard et ne laisse rien à ceux qui sont autour. Quelque part il avait l’impression que la souffrance était déjà derrière lui et qu’aujourd’hui… aujourd’hui il ne savait pas. Mais une chose était sûre, le jour où il avait reçu la lettre, sa douleur et son chagrin avait été d’une telle ampleur que pendant plus d’un mois, à chaque fois qu’il avait voulu la relire, les larmes lui avaient brouillé la vue et sa gorge s’était serrée jusqu’à l’étouffer. Plus d’une fois il avait du la ranger avant de l’avoir fini, ne pouvant prolonger sa souffrance. Tant de souvenirs ressurgissaient en lui. Pourtant à l’époque, le nom de la maladie avait déjà été prononcé et l’issue ne faisait plus aucun doute. C’est sûrement pour ça que la lettre l’avait autant bouleversé car sans se l’avouer franchement, Thomas considérait déjà son père comme mort et le sentir ainsi revivre à travers ces quelques lignes l’avait énormément ému.
Il était déjà depuis quelque temps à l’hôpital des Eglantiers, une clinique spécialisée pour ce genre de cas. Sa santé se dégradait petit à petit, invariablement. Ses quelques moments de lucidité, ne faisaient que renforcer le désarroi dans lequel ses proches s’enfonçaient. Et puis un matin, lui était arrivée cette enveloppe qui lui était directement adressée. A l’intérieur une simple feuille fébrilement pliée mais dont chaque mot résonnait dans sa tête, comme un dernier au revoir.



Mon très cher fils

Je t’écris aujourd’hui, avec ce qui ne sera plus demain, qu’un immense champ stérile, uniquement capable de réagir pour la survie d’un corps qui se refusera à mourir. Les mystères de la vie nous jouent parfois de drôles de tours. Mon esprit est gangrené par un mal terrible, incurable et qui me ronge irrévocablement : l’oubli. Il s’insinue en moi comme l’hiver remplace l’automne, petit à petit, sans bruit et sans fracas. Il prend sa place, se pose certains jours, recule à d’autre, mais un matin je me lèverai et il sera là ; glacial et silencieux, il s’imposera de tout son vide. Il n’est déjà plus question pour moi de cultiver des projets, de mettre en germe de nouvelles idées pour les années à venir. J’en suis réduit à une lutte permanente pour camoufler les ravages de cette lèpre sur mon ordinaire. Mais je sais que le combat est vain. L’imagination qui était auparavant mon alliée, est aujourd’hui une arme qui se retourne régulièrement contre moi, m’éloignant sournoisement de mon quotidien. Elle m’entraîne dans de longues promenades blanches et solitaires. Autrefois j’en revenais chargé d’idées et de désirs mais aujourd’hui… aujourd’hui il ne me reste à mon retour qu’un profond sentiment de vide et de désarroi.
Même mes souvenirs me quittent. Eux si fidèles, à qui régulièrement je rendais visite, ils commencent à s’obscurcir et à disparaître dans le labyrinthe chaotique de mes pensées sinueuses.
Il ne me reste plus que les mots bruts. De temps en temps, je croise l’un d’eux qui fait alors ressurgir du plus profond de mon âme de petits morceaux de vie. De petits morceaux de ma vie, qui aujourd’hui sans vouloir me quitter, m’oublient. C’est grâce à l’un d’eux que je me suis rappelé de toi et ton image ne m’a plus quitté. C’est grâce à eux que je t’écris aujourd’hui. Je vous aime. Papa


Son père semblait avoir retrouvé, le temps de ces quelques lignes, l’inspiration qui l’avait animée durant toute sa vie. Lui pour qui l’écriture avait été un des piliers de son existence avait, au cours de ce dernier sursaut de lucidité retrouvé un peu de son esprit. Cet esprit si fidèle qui l’avait accompagné durant toutes ces années et qui avait fini par le fuir, s’évaporant sournoisement, ne lui laissant que les lambeaux d’une vie anonyme, prisonnière de son corps. Ce corps que Thomas était en train de regarder de manière hypnotique, assis sur sa chaise dans un coin de la pièce et à travers lequel il voyait finalement tellement de choses.
Il se rappelait notamment qu’une fois, alors qu’il était tout petit, il était monté dans le bureau chercher son père. C’était un endroit magique ce bureau, à la fois effrayant et très attirant. Il y avait de gros livres partout, des tas de gros dossiers en désordre qui reposaient sur des chaises ou même directement par terre. Dans un coin, un grand canapé recouvert d’un tissu bleu nuit coupait l’angle. Des feuilles volantes étaient accrochées aux murs au milieu d’une mosaïque de photos, de plans, de sous verre abritant des visages au fusain ou bien de machines infernales inachevées. Au milieu de tout cet univers chaotique, trônait un énorme bureau de bois sombre. Toute la pièce était plongée dans la pénombre et sur un coin de la table, une lampe diffusée une lumière orangée rassurante. De dos, sur une chaise entourée de deux accoudoirs, était assis son père. Thomas se rappelait d’absolument tout, jusqu’à l’odeur forte de tabac qui enveloppait toute la pièce. Le silence qui régnait était presque tactile et il ne se sentait pas très à l’aise. Tout doucement, il fit le tour du bureau. Son père, sans lever les yeux de ce qu’il était en train de faire, lui avait demandé :
« - Qu’est ce qu’il t’arrive mon bonhomme ?
« - Maman est partie avec Clarisse et Sibille et je suis tout seul. Est ce que je peux rester avec toi ici ?
Il l’avait regardé, puis après avoir posé son stylo, l’avait soulevé pour le poser sur ses genoux. Devant lui s’étalait tout un tas de feuilles noircies, trois ou quatre livres ouverts et tout une collection de crayons de différentes couleurs.
« - Qu’est ce que tu fais, tu travailles ?
« - Pas tout à fait non. Je suis en train d’écrire une petite histoire.
« - Mais les histoires on les trouve dans les livres, il n’y a pas besoin de les écrire.
Son père avait gardé le silence quelques instants puis il lui avait répondu :
« - Oui mais avant ça, une histoire, il faut aller la chercher pour pouvoir la mettre dans un livre pour qu’après les petits garçons comme toi puissent la lire.
« - Et tu les trouves où toi tes histoires ?
« - Je les trouve dans ma tête. Je les fabrique avec des morceaux de petit rien que j’assemble entre eux, des petits moments de vie, quelques odeurs, quelques couleurs. Tu sais, chaque jour qui passe, tu emmagasines tout un tas de choses au fond de toi, comme un trésor, mais tu ne t’en aperçois pas. Si tu laisses tout ça sans y toucher, alors ça va devenir des souvenirs, des moments agréables ou désagréables que tu peux emmener partout avec toi mais qui seront toujours les mêmes, un peu comme un paysage sur une photo. Mais si tous ces souvenirs tu décides finalement de continuer à les faire vivre dans ta tête en les améliorant un petit peu, en leur rajoutant des choses, en les mélangeant à d’autres, alors parfois tu peux réussir à trouver une idée. Et puis au fur et à mesure, tu accumules tes idées et si au bout d’un moment elles vont bien ensemble, si tu sens qu’elles forment quelque chose de vivant, alors tu peux espérer écrire une histoire.
« - Moi aussi un jour je pourrais le faire ?
« - Peut être. Si un jour tu le décides et si tu en as l’envie alors peut être que tu pourras écrire une histoire, oui.
« - Même si jamais j’ai pas de souvenirs ?
« - Oh ça ne t’inquiète pas mon chéri, tout le monde a des souvenirs… c’est impossible de ne pas en avoir. Les souvenirs c’est la vie. »
Au bout d’un très long moment, Thomas s’aperçut que son regard s’était perdu dans le vague et qu’il s’était totalement laissé emporter par ses pensées. Sans qu’il s’en aperçoive, ses lèvres s’étaient tendues pour former un très léger sourire. Dehors il faisait beau. D’ici quelques temps, cette journée aussi ferait partie de ses souvenirs ; elle ferait partie de lui et ne le quitterait plus. Cette mort ferait partie de sa vie. Mais il était désormais certain d’une chose. En y repensant, il ne serait jamais envahi par la tristesse.

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