jeudi 20 septembre 2007

Nouvelle


De fil et de foudre


Comme la plus part des jeunes de ma génération, après mon bac j’étais allé à la fac. Une de ces facs anonymes de provinces où l’on vient perdre un peu de temps avant que le monde du travail ne vous rattrape. Une de ces fac où tout débute comme le mot facultatif, à commencer par les cours. Mais bon l’un dans l’autre, entre quelques redoublements, de tempétueuses explications familiales et beaucoup de cours rattrapés grâce à l’aide de quelqu’un du premier rang et de la complicité salvatrice de la photocopieuse, j’avais finis par échouer sans gloire au niveau du DEA.
Célibataire épisodique, ma vie sentimentale se résumait en une suite de rencontres plus ou moins fructueuses. Mais je n’en souffrais pas, bien au contraire. Pour l’instant cette vie en dilettante me convenait parfaitement. Ce soir là, j’étais assis devant mon bureau, les yeux dans le vague, tentant de rassembler dans mon esprit tout ce qui pouvait évoquer de prés ou de loin le sujet dont je devais rendre quatre vingt pages dans moins de cinq semaines. Le téléphone sonna. Vu l’heure tardive, je craignis un instant le plan du copain éméché échoué dans un rade quelconque qui appelait à tout hasard pour savoir si il pouvait passer, histoire de ne pas finir la soirée en si bon chemin. Mais tout en fut autrement, bien autrement.
« - Allô ?
« - Allô euh… c’est bien Jean au téléphone ? Une voix féminine au ton mal assuré mais que je ne connaissais vraisemblablement pas m’avait répondu.
« - Ben oui. A qui ai-je l’honneur ?
« - En fait on ne se connaît pas vraiment mais… enfin on se connaît juste de vue, si l’on peut dire et je me suis débrouillée pour avoir ton numéro et…
« -… Et ?
« - Oh je me sens bête tout d’un coup. J’aurai voulu savoir si…enfin si on aurait pu éventuellement se rencontrer et …boire un verre, discuter un peu. Enfin si ça ne te dérange pas bien sûr !
« - Non non pas du tout mais euh…on se connaît d’où ?
« - Ben tu verras quand on boira un café ensemble.
« - OK. Alors quand ?
« - Demain.
« - Demain d’accord. A quelle heure et où ?
« - Au café de la place vers quatorze heure. Mais je ne veux surtout pas te faire perdre ton temps ou bien te gêner.
« - Non mais c’est bon, ne t’inquiète pas. J’ai déjà perdu du temps de façon bien plus stupide que d’aller boire un café avec une inconnue. Je trouve ça génial au contraire.
« - Très bien alors à demain. » Et elle raccrocha aussi sec, coupant court à la conversation et aux flots de questions qui commençaient à naître en moi.
Un peu surpris mais ne pouvant que subir la situation, je jetais négligemment mon téléphone sur le lit. Instantanément, mon cerveau s’était mis à faire le tri de toutes les filles que je côtoyais de prés ou de loin, et tentait d’accoler à un visage, la voix que je venais d’entendre. Je m’aperçus que j’avais stocké dans ma mémoire un nombre incroyablement important de visages dont je ne connaissais, mis à part leur physionomie, absolument rien. Une galerie de portraits, glanée au fil de ma vie et qui, sans que je le sache vraiment, coexistaient dans mes souvenirs.
Mais après un long moment de réflexion, je dû me rendre à l’évidence. Même si je ne l’avais pas entendu longtemps, cette voix là m’était belle et bien étrangère.
En désespoir de cause, je tentais sans grande conviction de me replonger dans mon sujet ; mais rien à faire. Ce coup de téléphone avait réveillé en moi un sentiment d’excitation mêlé à de la frustration qui était en train de broyer facilement mon semblant de motivation étudiante.
Tout en allumant une cigarette, je me dirigeais vers la fenêtre de mon appartement. Une fois ouverte, je laissais le courant d’air glacial de l’hiver passer sur ma figure.
« - Qui es tu donc mystérieuse interlocutrice ? » De la recherche logique et pragmatique que je tentais d’avoir dans un premier temps, je versais assez rapidement dans le fantasme le plus extravagant, voir le plus débridé. Je m’imaginais mille raisons à sa façon d’agir, chacune plus romanesque les une que les autres. Et tout ceci me plaisait, embrasant sans retenue ma curiosité.
Le lendemain matin, après une nuit peuplée de rêves aux visages angéliques, je devais me rendre à l’un de mes cours en amphithéâtre. Comme d’habitude, je m’installais au fond à côté de la porte, prêt à pouvoir partir discrètement au cas où le cours prendrait une tournure m’incitant plus à la rêverie qu’au travail. L’oreille tendue, le regard concentré, je tentais d’analyser et de capter les moindres réactions de toutes les étudiantes présentent ce matin là. Après tout, si il était bien un lieu où je côtoyais du monde sans pour autant les connaître tous, c’était bien ici. Le cours débuta, sans moi, trop occupé que j’étais à mon enquête. Je remarquais dans les premiers rangs de l’amphi, trois ou quatre jeunes filles qui, dès qu’elles tournaient la tête dans ma direction et captaient mon regard, opéraient immédiatement ensuite une série de messes basses des plus suspects. Mais après tout, peut être était ce tout simplement mon comportement qui les rendait ainsi si volubiles entre elles.
Au bout d’une demie heure, je quittais la salle, sans aucune note et sans être plus avancé dans mes recherches sur ma mystérieuse interlocutrice. Je n’avais qu’une voix pour tenter de l’identifier et cela, mine de rien était bien peu. Alors pour tuer le temps jusqu’au moment du rendez vous je décidais de me rendre à la bibliothèque. Elle présentait trois avantages immédiats à mon esprit éperdu. Premièrement elle était proche du café où je devais me rendre pour ma rencontre. Deuxièmement elle renfermait un stock incroyable de bande dessinée qui me permettrait de tuer les heures avec une aisance sans pareil jusqu’à quatorze heure. Troisièmement, en m’y rendant, je me donnais bonne conscience, me libérant de la culpabilité de ne pas travailler plus mon mémoire et de sécher ostensiblement les cours pour une histoire de fille. Cela devait équivaloir à cette démarche de chrétiens du dimanche qui se rendent à la messe non pas par envie ni par conviction, mais guidée par une d’habitude intrinsèque, cherchant peut être ainsi inconsciemment à détourner le courroux céleste vers d’autre qu’eux. Ils en ressortaient purifiés et en accord avec eux même, certains d’avoir accompli leur devoir en opérant cette simple obligation dominicale. Il en était souvent de même pour ma relation avec la bibliothèque. Certes je n’avais que vaguement l’intention de travailler mon sujet en me rendant dans cet endroit, mais sait on jamais, si l’envie m’en prenait…Mais l’envie ne m’en prit pas et c’est donc accompagné par Thorgal que je me mis en devoir d’attendre l’heure fatidique.
Les minutes passants, mon état de curiosité et d’excitation envers ce rendez vous et cette énigmatique jeune fille alla en s’accentuant. J’avais beau tenter de me plonger dans le récit de mon album, irrémédiablement, mon esprit se mettait à suivre une autre voix au bout de quelques minutes. Il suffisait qu’une représentante de la gente féminine vienne à passer dans mon champ de vision pour qu’automatiquement, je me mette à la suivre des yeux, inspectant ses moindres faits et gestes, cherchant à déchiffrer dans ses attitudes, un comportement qui la trahirait. Mais rien. Ou plutôt trop. Car dans ces cas là, tout est propice à ses propres fantasmes et je passais donc ainsi mon temps perdus dans mes rêveries.
Ce qu’il y a de bien en revanche avec le temps, c’est qu’en aucune circonstance il ne s’arrête, vous guidant à chaque seconde un peu plus prêt du rendez vous qui vous est fixé. C’est donc en suivant le pas des secondes que je finis par arriver à treize heure trente. Le temps de marcher jusqu’au café, de m’installer, de commander…et puis d’attendre, encore.
C’est ce que je fis : attendre. Un café, une cigarette. Puis une autre, un peu plus anxieuse. Une femme d’âge mur entra, faisant bondir mon cœur dans ma poitrine. J’avais envisagé beaucoup de situations mais étrangement j’avais totalement omis la possibilité de la copine de ma mère, ou d’une connaissance quelconque de celle-ci, désirant s’encanailler avec un petit jeune, histoire d’oublier un temps, son couple fatigué ou bien son âge avancé, voir les deux en même temps et cherchant donc une nouvelle jeunesse à travers ma personne. Je ne sais pas pourquoi à ce moment là cette idée saugrenue me sauta à la figure. Comme si toute personne entrant dans ce café à cette heure là de l’après midi devait forcément avoir un lien avec moi. Mais la femme jeta un œil à l’intérieur, puis s’assit à une table, rendant par la même à mon cœur, son rythme normal.
Je tentais d’accompagner mon impatience de quelques articles du journal qui traînait là, mais les mots et les phrases traversaient mon regard sans imprimer quoi que ce soit dans mon esprit. Celui-ci était entièrement, pleinement, profondément, dévoué à l’attente. A quatorze heure précise, je ne savais plus quoi faire et je restais donc assis bêtement à regarder la porte. Qui resta close. Elle ne s’ouvrit que quelques minutes plus tard pour laisser entrer un représentant de commerce qui avala son café brûlant d’un trait avant de repartir comme il était venu, vite.
Au fur et à mesure que les minutes filaient, mon anxiété commença à se transformer en amertume. Pour finir vers les alentours de quinze heure par m’emplir d’un désarroi des plus noir. Il fallait se rendre à l’évidence, elle n’était pas venue et ne viendrait, vu l’heure, sûrement plus. Avais-je mal compris le lieu et le moment ? Cette objection que j’écartais avec certitude au début, commença tout doucement à revenir dans ma tête comme étant la seule possibilité à ce rendez vous manqué. Elle m’enfermait par la même dans un problème insoluble ; comment contacter la charmante personne qui m’avait appelé la veille, pour premièrement lui faire des excuses et deuxièmement, fixer un autre rendez vous si elle n’avait pas changée d’avis d’ici là ? C’est donc encombré par mes noires pensées et mon problème insoluble que je quittais le café vers seize heure. J’étais resté une heure de plus dés fois que… Mais cela n’avait servit à rien. En même temps je n’étais plus à une action inutile prêt après cette journée. La soirée se passa comme le reste, mal et je ne cessai de ruminer en moi un goût de fête manqué. J’avais l’impression d’être passé à côté de quelque chose de grand, de fort et je m’en voulais. C’était incroyable le romantisme qu’avait bien pu engendré ce simple coup de téléphone et ces quelques phrases échangées rapidement ! Parce qu’après tout, il n’y avait presque rien. Rien que quelques secondes au milieu d’une nuit et mon imagination débordante avait fait le reste, mettant dans ma vie un excitation devenue quasiment incontrôlable.
Deux jours passèrent ainsi. A chaque appel je regardai avec avidité le nom du correspondant s’afficher. Mais il s’agissait toujours de quelqu’un de ma connaissance. Et puis le matin du troisième jour :
« - Allo ?
« - Heu…c’est moi. » Mon espoir reprenait soudainement vie avec ces simples mots. Mais il ne fallait rien montrer de mon contentement et sans jouer les indifférents, je répliquais d’un ton neutre :
« - Ben alors qu’est ce qui c’est passé ? J’ai mal compris ou bien…
« - Non, non non, pas du tout. C’est moi qui…qui ne suis pas venue. »
Je restais silencieux, ne sachant trop ce que cela allait annoncer.
« - Ah bon ? Mais tu veux plus me rencontrer ou qu’est ce qui se passe ?
« - Si bien sûr que si… mais euh…enfin pour faire simple ; j’ai eu peur.
« - Peur ? Ah tient ? Je suis si moche que ça ?!
Elle rit de bon cœur. C’était la première fois que j’entendais son rire et celui-ci me plut. Je m’en fis la remarque quasi instantanément. C’était un rire honnête et fluide, un rire profond, qui exprimait le soulagement et la joie. C’est incroyable tout ce que peut exprimer un rire. Le pire pour moi, sont les gens qui se forcent à le faire. Tricher avec le rire le rend faux et renvoie un écho des plus détestable. Je ne sais pas si c’est le propre de l’homme mais le rire de cette femme là m’était des plus délectable.
« - Non bien sûr que non. Ce n’est pas toi, c’est juste moi. J’ai eu peur de venir… sa voix reprit le ton mal assuré qu’elle avait au début, que tu ne me trouves pas assez belle ou assez intéressante ou alors pas comme tu m’imagines et que finalement tu te dises que…enfin non pas que tu dises que mais qu’en fait rien ne se passe… » Les mots s’enchaînaient et se chevauchaient en sortant de sa bouche, poussés par la peur et l’envie de dire ou de faire sans pouvoir y arriver. Je repris la parole :
« - Ben oui…mais tout ça on ne pourra le savoir qu’en se voyant, qu’en discutant un peu. Et puis peut être qu’en fait c’est toi qui va me trouver fatiguant au final. Et c’est toi qui va partir et que c’est moi qui vais rester tout seul comme un imbécile.
« - Ah non ça il y a peu de chance.
« - Ah bon pourquoi ? On ne se connaît pas après tout. T’as juste vu mon physique mais pour le reste…
« - Je ne m’intéresse qu’assez peu au physique… et pour ce qui est de te connaître, j’en sais peut être un peu plus que tu ne le crois. »
Cette allusion me dérouta un peu. Etait-ce une marque d’affection profonde et cela prouvait il qu’elle me portait un intérêt sincère ? Ou bien avais-je à faire à une folle possessive qui avant de savoir exactement qui j’étais m’avait déjà taillé un format idéal au grés des « on dit » et des bruits de couloirs qui courraient sur ma personne et tenterait de m’y faire rentrer quoi qu’il arrive une fois que nous serions ensemble ? Non bien sûr que non. Rien dans sa voix ne pouvait laisser présager ce genre de comportement. A l’image de son rire, je la trouvais franche et sincère. Je tentais d’orienter la conversation afin d’en savoir un peu plus :
« - Ah tient ! Tu sais donc des choses sur moi. Ça veut dire qu’on se connaît déjà un peu alors? Enfin disons plus que simplement de vue ? Parce que pour l’instant d’après ce que j’avais compris c’est que c’était plus de vu qu’on se connaissait.
« - Pas exactement…mais pour faire simple on peut dire que oui c’est plus de vue qu’on se connaît qu’autre chose.
« - Comment ça pas exactement ? »
Je ne comprenais pas ce que pouvais signifier ce, « pas exactement ». Si l’on ne se connaissait pas au moins de vue, alors je ne voyais vraiment pas comment avait pu avoir lieu notre rencontre. Mais elle reprit empressée :
« - Non non mais si. On ne s’est jamais parlé directement autrement que par téléphone c’est tout ce que je voulais dire. Donc on n’est pas totalement étranger. Mais de là à se connaître il y a quand même une marge à ne pas dépasser tu ne trouves pas ?
« - Oui mais bon, on ne va pas chipoter. Toujours est-il que le constat est que je connais ta voix, que je commence à connaître un petit peu ta personnalité mais que pour ce qui est de ta représentation matérielle et physique dans mon espace visuel, ça pour l’instant ça reste encore un fantasme. »
Elle rit de bon cœur, une nouvelle fois, et reprit :
« - Un fantasme vraiment ?
« - Oui enfin disons une vue de l’esprit quoi. Alors forcement en se mettant à rêver on divague toujours un peu et puis on part vers des choses qui sont plus de l’ordre de l’imaginaire que du réel. »
Il y eut un silence puis elle reprit :
« - En tous les cas je suis sûre d’être bien différente de ce que tu imagines. Au moins sur un point.
« - Ah bon lequel ?
« - Tu verras.
« - Très bien. Quand ? Demain ?
« - Euh non pas demain, j’ai des choses à faire. »
Je tentais de m’engouffrer dans la brèche :
« - Tu fais des études comme moi ou alors tu bosses ?
« - Non, je suis encore étudiante. Mais ne cherche pas, ce n’est pas à la fac qu’on s’est « rencontrés », si l’on puis dire. Je ne savais d’ailleurs pas que tu faisais des études. Tu es en quoi ? » Cette fois ce fut à moi de rire. Ma situation étudiante m’avait toujours faite rire, surtout depuis que j’étais en DEA d’histoire de l’art. Cinq après le bac cela pouvait paraître à première vue plutôt pas mal. Enfin cinq ans en théorie parce que dans mon cas, le chemin avait été un peu plus long, parsemé de redoublement, d’années blanches et de « recherches de soi pour être sûr…». Mais l’un dans l’autre j’en étais donc arrivé là. Or ce qu’il y a de drôle avec le DEA d’histoire de l’art c’est que c’est un peu comme être champion du monde de pipeau. Lorsque vous annoncez la première partie, tout le monde commence à faire « Wahou, la vache. Champion du monde, c’est pas mal. » Et puis une fois qu’ils ont la totalité de l’intitulé, vous voyez poindre une petite lueur d’interrogation dans leur regard, du genre « Ah ouais…super. Mais ça sert à quoi en faite ? ». La plus part du temps, je répondais que ça ne servait à rien. Juste à se faire plaisir et ce n’était déjà pas si mal de se faire plaisir cinq ans dans sa vie. Parce que c’était vrai que même si j’avais connu des échecs, dans l’ensemble, j’avais aimé ces études. Je répondis donc d’un ton neutre :
« - En histoire de l’art.
« - Ah oui ? Génial. En quelle année ?
« - En DEA. Je suis censé rendre mon mémoire dans quelques semaines. Et toi ?
« - Je suis en droit. J’ai passé le concours d’avocat et je veux me spécialiser dans les discriminations sociales. Hum…il y a beaucoup de boulot…
« - ça c’est sûr. Dit euh…t’as l’air d’avoir un peu de temps là. Ça te dirais pas qu’on continue cette conversation autour d’un verre maintenant plutôt que d’attendre encore jusqu’à je ne sais pas quand ?
« - Non, pas maintenant. Je suis loin du centre et puis…enfin c’est compliqué à expliquer. »
Devant ce refus je tentais une autre approche pour essayer d’en savoir un peu plus :
« - Tant pis. Mais alors tu ne veux pas me donner un petit indice pour m’éclairer un peu sur ta personne. Juste quelque chose pour me mettre sur la voix sans m’y mettre. Enfin, tu voies quoi.
« - Tu en sais déjà pas mal.
« - Juste ton prénom par exemple.
« - Ah non ça sûrement pas.
« - Houla oui non…bien trop dangereux. Une voix n’a donc ni corps ni prénom…très bien. Alors qu’est ce qu’on fait maintenant madame la voix ?
« - On communique. C’est déjà pas mal.
« - C’est vrai. Mais si par exemple je venais à me lasser de cette sorte de communication, que je commence à vouloir quelque chose d’un peu moins virtuel et d’un peu plus… disons, charnel. Qu’est ce qui se passerait ?
« - Je me matérialiserais sûrement.
« - Hum…je crois que je commence à sentir poindre en moi une certaine lassitude. »
Son rire emplie de nouveau mon téléphone.
« - Très bien. Alors disons que dans ce cas là, je pourrais bien me matérialiser incessamment sous peu.
« - J’espère bien être là cette fois pour assister à la scène. Où aura lieu le spectacle ?
« - Dans les jardins de la mairie. Mercredi en fin d’après midi vers quatre heure. Il y a toujours beaucoup de monde à cette heure là, j’adore y aller.
« - D’accord. On se retrouve où exactement ?
« - Devant la grande statue. Il y a un banc. Attend moi là.
« - Super. Mais tu promets de ne pas me faire faux bond ce coup là.
« - Oui c’est promis.
« - Parfait. Je n’ai donc plus qu’à m’en retourner vers mon triste mémoire afin de tenter de faire passer le temps jusqu’à mercredi quatre heure. »
Elle rit encore et j’en profitais sans retenue, emplie moi même d’une certaine allégresse de la sentir ainsi souriante.
« - D’accord. A mercredi.
« - Est-ce qu’une voix peut s’embrasser ? »
Elle dut être surprise par cette demande car elle mit un petit moment à répondre. Je dois dire que je fus moi-même à ce moment là, stupéfait par mon audace. Cette phrase était sortie de ma bouche sans qu’à aucun moment je n’y ai pensé auparavant. C’est le cœur battant que j’attendis donc la réponse :
« - Heu…sûrement. » Ne sachant pas quoi dire de plus après ce coup d’éclat des plus inattendu, j’enchaînais sur un stupide :
« - Tant mieux. A mercredi alors. » Et je raccrochais.
Durant quelques secondes je restais sans bouger, mordillant l’antenne de mon téléphone. Qu’est ce qu’il m’avait donc prit de demander ainsi si je pouvais l’embrasser ? En même temps, j’aurais pu poser des tas d’autres questions bien plus folles ou bien plus osées, mais celle-ci me faisait franchir un petit pas dans l’intime, du moins en avais-je le sentiment, et j’en étais plutôt heureux.
La journée du lendemain passa, accompagnée d’une certaine excitation. Mon cerveau, qui avait par ailleurs totalement éliminé le problème du mémoire, s’adonnait à un ballet d’interprétations et de divagations quasi permanent quand à mon interlocutrice. Non seulement j’étais heureux qu’elle m’ait de nouveau rappelé mais il faut bien l’avoué, j’étais aussi un peu flatté. Je passais donc une excellente journée, parsemée de rêves et de fantasmes.
Ce soir là il se trouvait que j’avais water-polo. Je m’y étais mis deux ans auparavant par le biais de Thomas, un de mes meilleurs amis. On ne pouvait pas dire que notre équipe soit vraiment une terreur dans le championnat. On était plus redoutable dans les bars et pour raconter des âneries que dans l’eau. Mais tout le monde prenait un plaisir énorme à se retrouver deux fois par semaine pour jouer ensemble. Jouer je crois que c’était le bon mot d’ailleurs. Et puis la piscine du parc possédait une ambiance, un petit quelque chose qui faisait que les gens restaient toujours un peu plus ou arrivaient un peu avant pour discuter dans le coin café qui avait été aménagé, en entrant à gauche. Peut être était ce les gros fauteuils de cuirs qui semblaient être posés là depuis plus de cent ans ; Peut être était ce les mosaïques qui couvraient les sol ou bien les couleurs chaudes avec lesquels avait été peint le bar ; Peut être était ce du à la gaîté de Marie dont le sourire accompagnait toujours ce qu’elle vous servez ; mais toutes ces petites choses mise ensemble faisait qu’il était impossible de passer par là sans partager un moment de convivialité.
Contrairement à mon habitude, j’arrivais en retard ce mardi-là et après m’être changé rapidement, je sautais dans le bassin pour rejoindre les autres, accompagné par les huées amicales.
Après la douche et le café de rigueur, je quittais le groupe pour rentrer chez moi, rejoindre mon mémoire qui stagnait. La nuit était glaciale et si la journée avait été excitante, je commençais à sentir pointer de nouveau en moi, le sentiment de culpabilité du mauvais élève. Je pressais le pas. Blotti au fond de ma poche, mon téléphone sonna :
« - Allo ?
« - Jean ?
« - Oui.
« - C’est moi. » Un sourire illumina mon visage.
« - Bonsoir madame la voix. Qu’est ce qui me vaut cet appel nocturne ? J’espère que ce n’est pas pour m’annoncer que demain tu ne peux pas venir ?
« - Non. J’avais juste besoin d’entendre ta voix parce que... non rien. Ça me faisait plaisir c’est tout.
« - C’est gentil. Elle te plait tant que ça ?
« - Tu ne peux pas imaginer. »
Je restais silencieux, un peu désarmé. Ce fut elle qui reprit la parole.
« - Alors à demain.
« - A demain. » Et elle raccrocha.
Le lendemain, je senti monter en moi une étrange envie de travailler mon mémoire. Tout me paraissait simple et claire. Je ne comprenais pas comment je n’avais pas pu voir plus tôt toutes les évidences qui jalonnait mon sujet. Dehors, le temps était à l’hiver. Le ciel, uniformément gris et plat, laissait espérer la neige à tout instant. Je jetais parfois un œil par ma fenêtre, regardant passer les gens de leur pas rapide, poussant devant eux le petit nuage blanc de leur respiration. Petit à petit, l’heure se rapprochait. Petit à petit, mon mémoire s’éloignait, laissant place de nouveau à mon excitation toute entière. Vers trois heure n’y tenant plus, je me préparais à sortir, prétextant la nécessité de passer chez un libraire afin de trouver un livre, cherchant en fait à tromper mon impatience par n’importe quel moyen.
Le froid pinçait la moindre parcelle de peau et je ne m’attardais pas à traîner devant les vitrines. Une fois mon livre trouvé, je décidais malgré tout de me rendre aux jardins à pieds. Cela me demanderait bien vingt minutes mais je ne me voyais pas attendre le bus sans rien faire. Le pas long et dynamique je me jetais donc dans le froid. J’étais entrain de traverser le pont lorsque les premiers flocons se mirent à tomber. L’air s’était soudain radoucit, le vent avait cessé et sans bruit, comme à leur habitude, ils étaient arrivés. Cela ne dura que quelques minutes, le temps de faire lever la tête à quelques personnes, de faire tendre la main pour tenter de recueillir un de ces fragments d’hiver et l’averse s’arrêta, comme elle était venue.
En pénétrant dans les jardins de la mairie, je souris à la vue des enfants qui tentaient de récupérer le peu de neige qui avait tenue sur la glace de la fontaine gelée. Leurs mères, inquiètes et emmitouflées, les surveillaient du coin de l’œil tout en discutant. Je regardais du côté de la statue. Personne. Je sortis mon téléphone pour regarder l’heure. Il était justement quatre heure. Un petit frisson me parcouru. Je me dirigeai vers le banc mais au moment où j’allais m’asseoir, ma sonnerie retentit.
« - Allo ?
« - C’est moi.
« - T’es où ?
« - …
« - Allo ?
« - Oui. Je…je suis là. Enfin je veux dire euh…dans le jardin.
« - Moi aussi. Mais je ne vois personne sur le banc.
« - C’est normal. Il y eut un long silence puis elle finit par dire. Je suis assise derrière toi, avec une écharpe rouge » Et elle raccrocha aussitôt. Je me retournais. Instantanément je sus où je l’avais vu. C’était à la piscine, tous les mardis soirs depuis deux ans, elle était au court juste avant le mien, celui réservé aux non-voyants. Tout en me dirigeant vers elle je comprenais tout ce qui avait pu la retenir, toutes ses réticences, toutes ses hésitations, toutes ses peurs. Maintenant je savais. Maintenant, tout pouvait commencer.

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