mercredi 17 décembre 2008

Portrait

Marche

S’il marchait lentement ce n’était pas parce qu’il était fatigué ou qu’il avait mal quelque part. S’il marchait si lentement c’était parce que malgré son âge, il avait tout son temps. Absolument tout son temps. Tellement de temps qu’il ne savait pratiquement plus quoi en faire de cette orgie de secondes qui se succédaient au rythme lent de journées toutes semblables. Alors pour aller faire la moindre course, la plus petite chose, il c’était mis petit à petit, à marcher tout doucement ; Tout-dou-ce-ment ; Rallongeant démesurément cette simple activité, l’étirant jusqu’à la limite de la rupture, jusqu’à l’absurde parfois. Il tuait ainsi le temps en le noyant dans des cheminements journaliers incessants. Il ne prenait à ce propos pas spécialement plaisir à les faire ces petits bouts de route. Mais qu’il pleuve, qu’il vente, qu’il fasse un soleil harassant ou un temps tout à fait clément, qu’il se rendent à la cuisine ou bien aux toilettes, qu’il ne s’agisse même que d’aller jeter la poubelle ou regarder le temps par la fenêtre, il s’astreignait à cette lenteur dispersive. Chaque pas était autant de millisecondes qui n’étaient pas passées à être assis à regarder passer la vie, à contempler ses souvenirs ou à dévisager l’instant présent. Chez lui, entre ces quatre murs qu’il ne connaissait que trop bien, les journées s’étiraient en répétitions balbutiantes comme si le disque soudain s’était rayé et était resté bloqué sur une seule et même longue journée, alternées seulement par quelques intempéries dehors et assombrie par la nuit.

Mais même la nuit n’était plus le temps du repos. Elle était juste une journée obscure. A-t-on encore besoin de se reposer à son âge ? Alors quand le sommeil se faisait rare, qu’il se levait pour aller boire ou simplement faire un tour dans son appartement, il faisait de tous petits pas, lents et parfaitement calculés. Parce qu’un pas était une concentration. Il n’était pas une exécution mécanique de son cerveau. Il n’était plus ce déplacement souple et altier qui l’avait conduit à travers la vie avec détermination. Ses pas désormais étaient des calculs d’équilibre précis, des positionnements de corps dans l’espace. Ces pas étaient une façon d’exister, d’être ancré dans un réel qui le fuyait, étouffé par l’ennui de l’esprit et la vieillesse du corps.

Peut-être effleurait-il aussi, à mettre tant d’application dans cette si petite activité, ce qu’il avait ressenti enfant. Les premiers pas sont le début d’une longue aventure, chancelante d’abord avant de devenir avec le temps, plus affirmée. Il s’était d’ailleurs dit un jour que le temps ne faisait que reprendre cet équilibre si difficilement acquis autrefois. C’était sans doute pour cette raison qu’il était si fier d’avoir eu jusque-là le dernier mot.

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