lundi 9 février 2009

Portrait

Le rêve

Elle avait commencé tôt avec ce magasin. À cet âge où tout est possible simplement parce qu’on en a envi. A cet âge où l’énergie remplace la compétence, où l’on apprend sur le tas, parce qu’il faut bien et puis que c’est pas si compliqué. C’était son rêve ce magasin. Depuis longtemps elle aimait toucher les livres, parler des auteurs, se plonger dans la violence des uns et effleurer du bout des doigts, la naïveté des autres. C’était son rêve et à force d’efforts, de coups de chances et de coup de hasard, il était devenu réalité.

Comme tout le monde, il y avait eu les histoires des banques, le comptable qui dit que, les fournisseurs qui veulent que, les intermédiaires qui exigent que…Toute cette chaîne d’exigences qui impose. Mais heureusement aussi, il y avait les clients ou plutôt les lecteurs. Ceux qui entrent pour découvrir et à qui on peut offrir en étant sûr de faire plaisir, ceux qui savent ce qu’ils veulent, ceux qui flânent et attendent qu’on leur propose, ceux qui discutent juste pour passer le temps, oscillant entre mauvaise fois et bonne humeur. Heureusement aussi il y avait les auteurs qui ne manquaient pas de passer dire bonjour, de passer prendre des nouvelles. Il y avait les rencontres et les soirées spéciales. Il y avait ces moments intenses pour les sorties particulières. Il y avait ce bonheur de découvrir un inconnu. Il y avait le rêve d’en être un peu ; d’être le messager de tous ces écrivains qu’elle affectionnait et qu’elle aurait tant voulu faire lire à la ville entière. Le rêve de servir à autre chose que produire.

Les années passèrent, écartelées entre la passion et la raison économique. Et si la première ne s’est jamais émoussée, c’est la seconde qui petit à petit c’est imposée. Le rêve à son contact inflexible s’est flétri. Harassé de réalité, il s’est dégonflé jusqu’à ne plus être qu’une excuse, une fierté posthume. Il s’est noyé sous les assauts assourdissants des chiffres et des bilans.

Est arrivé l’âge où l’on ne renonce plus, où l’on ne change plus. Cet âge où l’on se dit qu’il est trop tard. Trop tard pour tout reprendre. Mais trop tôt pour arrêter. Alors le rêve, on l’enfonce dans sa poche, bien profond et sans prévenir, il devient un souvenir.

Les jours s’enchaînèrent parce qu’ils n’avaient pas le choix. Accroché à eux, elle se disait désormais que demain serait meilleur. Sans y croire d’ailleurs. Uniquement parce que l’énergie était restée là, dans ces murs, sur ces tables et qu’il n’était pas question de tout abandonné. Pour aller où de toute façon…Chercher du travail ? Mais du travail elle en avait plus qu’il n’en faudrait. Ce n’était pas de travail dont elle avait besoin. Elle avait besoin de quelqu’un qui comprenne les chiffres, quelqu’un qui la laisse à son rêve et qui s’occupe de ces papiers qui s’accumulaient comme manteau neigeux menaçant, de ces créanciers qui promettaient sans tenir, de ces subventions qui devaient venir en échange de documents dont elle ne disposait jamais. Alors elle continuait d’avancer, son rêve en poche vers sa fin proche. 

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