mercredi 17 octobre 2007

Nouvelle


Seul


Et là, au milieu de cette nature imposante et omniprésente, au milieu cette nuit où je n’étais plus rien et où soudainement, cette vérité intrinsèque que je fuyais habituellement en courant après mes rendez vous, après ces minutes qui ne cessaient de m’échapper et qui filer à la vitesse du vent, j’ai eu peur. Et le pire, c’est que cette peur n’avait ni noms ni raisons.
Elle m’avait agrippé le ventre, fait trembler le corps et paralysé la gorge. Elle avait obscurci mon esprit pour ne plus en faire qu’un immense champs noir et plein de doutes et tout ça uniquement parce que brusquement, je ne bougeais plus, je n’était plus rien. Je n’avais plus moyen de m’échapper, plus de moyen de me mouvoir dans l’espace pour tenter de faire illusion, j’étais posé, échoué, statique, immobile. Je n’étais plus attendu nul part, je n’étais plus celui qui est en retard ou en avance. Non. J’étais. Et c’était tout. Le flot impétueux du temps dans lequel j’aimais tant naviguer et me perdre habituellement m’avait poussé sur le côté et je me retrouvais comme un tronc d’arbre sorti du courant ; refoulé sur la berge à devoir attendre…
Dans un mouvement compulsif, je tentais désespérément de refaire marcher mon portable. Ce lien permanent avec mon réseau, mon flot, ne pouvait pas m’avoir lâché ainsi. C’était impossible. Et pourtant si. Voilà. Je n’avais plus en face de moi que l’attente. Longue, sombre et inexplorée, j’allais devoir m’y confronter, seul…
Seul ? Après tout, ce n’était pas ce qui me dérangeait le plus car à bien regarder, être seul était un peu l’histoire de ma vie du moment. Depuis qu’on c’était quitté Cécile et moi il y avait environ deux ans maintenant, je n’avais jamais vécu de nouveau en couple. Enfin on c’était quitté…disons que sans vraiment savoir pourquoi ni comment on était arrivé à la fin de l’histoire. Alors plutôt que de continuer à faire semblant, plutôt que de continuer à se voiler la face et à se dire que « peut être ça aller revenir… » on avait choisi d’arrêter. Je l’ai regretté, mais il était trop tard. Trop tard pour la rappeler, pour s’expliquer. La vie passe et parfois on se réveille avec le sentiment contradictoire de ne pas savoir si l’on est heureux qu’il nous reste encore du temps pour faire des choses ou bien l’on doit être terrifié par le temps déjà écoulé. Toujours est-il que depuis, d’aventures en aventures, je comblais certaines de mes soirées de façon sexuellement ludique. Ni plus, ni moins. Mais je n’avais jamais retrouvé aucun intérêt à vivre de nouveau un quotidien avec quelqu’un. Le principal argument était que cette situation m’offrait l’énorme avantage de ne présenter aucune obligation l’un vis-à-vis de l’autre. Tout juste devais je m’en tenir à un semblant d’honnêteté lorsque l’ennuie commençait à poindre à l’idée de la revoir. Mais mes excuses étaient devenues avec le temps et l’habitude, nombreuses et imparables. Et mes compagnes variaient donc de façon régulière et parfois cavalière. Mais je n’avais absolument pas le sentiment de leur manquer de respect en quoi que ce soit. Je ne cherchais qu’à partager des bons moments et cette quête hédoniste incluait parfois des décisions pouvant paraître un peu dure. Disons que je préférais être dur que prisonnier d’une situation sans issue. Ma vie quotidienne était donc baignée d’une douce solitude plus ou moins choisie, ce qui me laissait beaucoup de temps pour moi et pour faire, par conséquent, tout ce que je désirais. Alors pourquoi ais-je eu si peur soudainement de me retrouver ainsi seul au milieu de nul part ? Pourquoi cette peur-panique m’avait-elle prise quelques instants plus tôt, me terrassant comme si j’avais reçu un coup de poing dans le ventre ? Peut être était ce la nuit ? Peut être était-ce toute cette immensité ? Et puis cet isolement, contraint et brusque. Cet isolement qui c’était imposé de lui-même sans me laisser le choix, sans même prendre la peine de me prévenir. Cet isolement qui avait surgit dans ma vie et que j’allais devoir supporter malgré moi au moins jusqu’à demain matin. Car si il est vrai que je vivais seul, je ne vivais pas pour autant isolé. Le secret de l’attraction des grandes villes réside sûrement là dedans. Ce sentiment de pouvoir se permettre de choisir sa vie, d’être parmi sans pour autant avoir le sentiment d’être avec. La vue des autres, la vie des autres, me permettait de fuir de façon plus aisée le vide la mienne.
Mais là, je n’avais plus rien, plus d’écran, plus de bouclier, j’étais seul, au milieu de nul part.

Tout avait commencé quelques jours plus tôt avec ce coup de fil d’un ami :
« - Thomas ?
« - Ouais.
« - Comment ça va ?
« - Comme un mec qui bosse en pensant à ses potes qui sont entrain de se dorer la pilule en Espagne…
« - Oh aller ça va hein ! Ça fait un mois qu’on te propose de venir avec nous…tu devrais je te jure c’est génial comme coin.
« - Mais je ne peux pas marcher je te rappelle, répliquais-je sur un ton faussement énervé. Ma cheville me fait encore un mal de chien dés que je la pose part terre alors si c’est pour aller m’enterrer en pleines Pyrénées espagnole pendant que vous allez vous amuser dans les montagnes non merci, je préfère encore rester là.
« - Bon d’accord tu peux pas marcher ça on avait bien compris ; mais tu peux conduire ?
« - Oui, ça je peux ça…
« - Tu peux parler aussi ; ta cheville elle t’empêche pas de parler ?
« - Non. Non ça c’est bon aussi…
« - Et faire la bouffe ? T’es handicapé au point de pas pouvoir faire la bouffe ?
« - Mais non ça…
« - Bon et nager ?
« - Nager ?
« - Oui nager. L’action de se déplacer dans l’eau. Tu peux le faire ou pas ?
« - Vous avez une piscine dans le camping ?
« - Non. Mais le coin regorge de petits ruisseaux bien frais qui forment des bassins dans lesquels on peut se baigner sans problème. On en a trouvé des qui font rêver j’te jure. Et vraiment pas loin, on peut quasiment y aller en bagnole. Et ici c’est tellement paumé qu’on est toujours tout seul. On c’est fait des pique-niques du diable, avec des bouteilles de rosé, des olives, des salades de tomates…le soleil…les cigales…Pierro est venu avec sa guitare et hier Caro a chanté, c’était extra…
« - …….
« - Là je t’appelle de la ville parce qu’on avait besoin de faire des courses et que là bas la petite épicerie elle est hyper chère et vend pas grand-chose de toute façon. Les portables passent pas et comme on est à plus d’une heure de voiture de la première « ville » si on appeler ça comme ça, on va pas y venir tous les jours…enfin on est là mais après c’est mort, on reviendra dans je sais pas combien de temps, alors si tu veux te décider c’est maintenant ou jamais. De toute façon tu vas pas rester tout seul chez toi, t’es en vacance dans quelques jours…
« - Non j’suis pas tout seul ! Y’a Nico qui bosse sur la côte qui m’a proposé d’aller passer quelques jours chez lui. Il loue une baraque à deux minutes de la plage…
« - Whoua !! Super le plan…trop original. T’as raison vas y je suis sûr que tu vas t’éclater. » Phil adorait ce genre de répliques ironiques et désabusé. De toute façon, c’était vrai qu’à tout bien réfléchir, mes excuses étaient stupides et ne pouvaient tenir la route qu’un court instant. Comment comparer une proposition d’aller rejoindre six de mes amis en Espagne en plein milieu de ce que la plus part qualifiait de petits paradis tant le paysage y était sublime et la vie tranquille et l’idée d’aller passer deux jours sur la côte surchauffée et surbondée en compagnie d’un zombie qui bossait comme un malade parce que c’était la pleine saison. Face à tant de perspicacité, je dû me rendre à l’évidence :
« - Bon…file moi l’adresse. Je suis en vacance vendredi soir et je pense que je partirai samedi matin. Donc je serais là en gros samedi en début d’après midi. ça vous va ?
« - Eh ben voilà ! Alors deux trucs juste avant que je t’explique comment venir. Si tu pouvais amener avec toi un petit ravitaillement, genre des bières parce que ça il en manque toujours, de l’eau en bouteille, quelques fruits et légumes…enfin bon, des trucs à manger quoi, ça nous évitera un aller retour supplémentaire jusqu’ici…et aussi si t’as le temps, si tu pouvais passer chez les parents de Tof prendre son freezbee…
« - Ok ! C’est tout ?
« - Ouais. Alors maintenant pour venir… » S’en était suivi une longue explication au court de laquelle j’avais surtout retenu le paramètre suivant « Surtout faut pas hésiter à continuer. Tu vas voir c’est long et isolé, en plus pendant au moins une heure t’as plus de goudron, mais faut pas hésiter à continuer… »
J’avais continué…jusqu’à ce que je me rende à l’évidence que j’étais vraiment définitivement perdu. La route c’était muée en chemin, cahoteux et chaotique et la nuit m’ayant privé de tout les repères que m’avait cité Phil, avait conduit mes roues jusqu’à ce traître de cul de sac. Tout en effectuant ma manœuvre de retrait accompagné de quelques injures significatives contre la nuit, la route, cette voiture et mes amis en général, j’avais soudain entendu, venant du dessous de mon engin, un bruit terrible. Un de ces bruits qui vous fait dire que cette fois, vous allez en avoir pour cher. J’avais aussitôt stoppé tout mouvement, anxieux, l’oreille aux aguets. Tout avait pourtant continué de tourner normalement. J’étais alors reparti sans plus me soucier de rien, espérant que la casse, si casse il y avait, tiendrait au moins jusqu’au camping… si camping il y a avait.
C’est alors que mes yeux tombèrent sur ma jauge d’essence et c’est à cet instant que je réalisais que casse il y avait eu et apparemment sérieuse puisque mon aiguille chutait dangereusement vers la zone rouge. Dans un mouvement à la fois guidé par la panique et la rage, je tentais d’accélérer espérant peut être que cette opération face apparaître comme par magie au détour d’un virage, le lieu de mes recherches. Mais rien. Cette tentative ridicule et désespérée pour me sortir de ma situation n’avait fait qu’avaler un peu plus vite les quelques gouttes qui restaient encore dans mon réservoir. Et c’est ainsi que je m’étais retrouvé perdu au beau milieu de la campagne espagnol, en pleine nuit et sans aucun moyen de contacter personne. Heureusement que j’avais de quoi manger. Parce que si en plus j’avais du jeûner alors-là ça aurait été le bouquet.
L’odeur d’essence me saisit les narines dés que fut dehors. Abattu et résigné, je m’étais laissé tomber le long de la carrosserie jusqu’à me retrouver assis par terre. Je suis resté comme ça un long moment, à regarder le ciel et les étoiles et c’est là, en faisant le bilan de ma situation au milieu des vapeurs d’essence et de cette nuit brûlante d’été, que j’ai soudain senti monter en moi cette angoisse immense et indicible ; cette peur innommable et innomée qui m’avait assailli de toute sa sournoise insaisissabilité ; cette peur de moi et de mes secrets que cet isolement forcé me faisait soudain exploser à la figure.

Si ma mère me voyait…Je ne sais absolument pas pourquoi en plein milieu de la nuit, à moitié endormi sur la banquette arrière, je me suis mis à penser à elle et à ma famille en général. Peut-être que mon esprit embrouillé avait fait un lien entre cette solitude qui m’avait si brusquement capturée et mes relations avec ma famille. Ou peut être était-ce ce paysage de désert qui m’avait inspiré une telle réflexion. Allez savoir. Mais en tous les cas, je me suis mis à penser à eux.
Je les voyais de façon épisodique. Je les voyais, parce qu’il le fallait bien. Je ne les détestais pas ça c’est sûr ; mais je me sentais…de plus en plus distant. Mes parents m’aimaient, comme on aime un fils…malgré tout et sans être complètement distendus, nos liens n’étaient pas des plus proches. Et sans être complètement dissident, je n’étais malheureusement pas rentré dans les canons de la vie qu’ils avaient tracés pour moi. Contrairement à mon frère cadet qui lui « avait réussi »…Architecte à vingt-quatre ans dans un grand cabinet à Lyon, sa femme, d’une stupide transparence, était déjà enceinte.
« -Quatre ans de moins que toi et déjà tellement d’avance… » m’avait dit une fois ma mère avec la délicatesse qui la caractérise à certains moments. Mais tellement d’avance sur quoi ? Pour aller où ? Je me suis toujours demandé ce que pouvait bien signifier tout cela : être en avance, avoir réussi…Tenant compte du fait évidement que je n’avais absolument pas l’impression d’avoir « raté » quoi que ce soit.
Effectivement, mes études avaient été écourtées en raison d’une forte prédisposition festive et surtout aucune motivation pour la branche commerciale dans laquelle je m’étais engagé par dépit après avoir obtenu mon bac par miracle. J’avais été tellement surpris de m’en être sorti que les demandes que j’avais faite « au cas où », me fichant royalement de leur contenu, c’étaient révélées du jour au lendemain, devoir être ma vie. Je crois d’ailleurs que c’est à cette époque que je me suis mis à courir. Enfin quand je dis à courir, c’est une façon de parler bien sûr…disons que je me suis mis à faire autre chose que ce qui m’était demandé, histoire de me donner de la contenance, histoire aussi de ne pas voir…Alors voilà, de fêtes en petits boulots, de formations en stages, j’avais fini par arriver là où j’en étais maintenant. Et j’en étais plutôt content. Car jamais je n’avais eu l’impression « de perdre mon temps » et « d’avoir gâché mes meilleurs années ». Bien au contraire. J’avais ri j’avais bu. J’avais aimé j’avais lu. J’avais partagé j’avais vécu, avec des gens, tous différents mais dont certains étaient devenus maintenant mes amis. D’autres avaient à jamais disparu, ne laissant qu’une trace, un souvenir agréable ou non, mais ils avaient compté et avaient contribué à ma vie quoi qu’on puisse en dire.
Alors oui, je n’avais sans doute pas suivi « la » route, « le » chemin mais après tout, en était-ce pour autant dommageable ? Apparemment oui, aux vues des quelques remarques susurrées mais inévitables qui tombaient généralement à la fin de certains repas de famille. Apparemment non, aux vues du sentiment de tranquillité que j’éprouvais à l’égard de mes choix.
Certes mon poste ne brillait pas des milles feux de la réussite comme l’entend la société en général. Mais mes revenus me suffisaient à avoir un appartement décent, des sorties plus ou moins culturelles mais régulières et de quoi épargner pour me payer de temps en temps un petit brin de vacances. De quoi mener une vie tranquille en quelque sorte.
Et alors ? Comme si c’était un crime de n’avoir que pour ambition d’apprécier ce genre de vie. Comme si c’était mal de me contenter et d’être satisfait de ce que je vivais pour le moment. Je me souviens d’un jour où mon frère, après une altercation familiale m’avait dit, croyant dans doute me clarifier une situation que je n’avais que trop bien comprise :
« - ça n’est pas un reproche ; on te dit juste que tu ne cherches pas à progresser dans ce que tu fais…voilà c’est tout. » J’étais sorti de table et j’étais rentré chez moi sans prononcer un mot de plus, sous les sonneries incessantes de mon portables emmagasinant les messages d’excuses.
A progresser ? Qu’est ce que ça pouvait bien me faire de progresser. Ils n’écoutaient pas lorsque je leur parlais ou quoi ? Je n’avais pas envi de progresser. J’étais bien comme j’étais, dilettante et insouciant, sans responsabilités et sans volonté d’en avoir.
Je ne cherchais pas à me vendre non parce que je n’avais rien à vendre mais parce que je n’avais pas envi. Plusieurs fois mon père, qui avait travaillé pendant plus de vingt ans pour un cabinet de recrutement, m’avait proposé de « me faire rencontrer des gens ; juste pour voir. » J’avais toujours refusé. Des gens, j’en rencontrais bien assez comme ça.
Je sortis dehors pour fumer une cigarette. L’odeur d’essence était moins forte que tout à l’heure. Je regardais l’heure. Trois heure et demi. On ne pouvait pas dire que j’avais beaucoup dormi. J’allais jusqu’au coffre m’attraper une bouteille d’eau. Ma cheville me faisait mal. Un peu moins sous l’emprise de la panique que lorsque j’avais juste percé mon réservoir, j’entrepris de commencé à regarder autour de moi. Depuis que je m’étais retrouvé stocké là, je ne l’avais pas encore fait. Enfin disons que si, j’avais bien vu où je me trouvais ; quelque part sur le bord d’un chemin-route terreux juste à la sortie d’un virage qui ne menait à rien. Mais j’avais regardé les alentours avec les yeux du prisonnier. Alors j’avais vu, effectivement, qu’il n’y avait aucun moyen de s’échapper.
J’écrasais mon mégot par terre. Tout autour de moi, les montagnes découpaient leurs grands pans noirs dans la nuit étoilée. C’était un spectacle calme et statique. Quelque chose d’immobile et de puissant.
Je tentais de me rendormir mais mes pensées couraient dans ma tête sans que rien ne semble pouvoir les contrôler. C’était un peu comme si, ne pouvant bouger de l’endroit où j’étais tombé en panne, mon esprit tentait de combler mon manque de mouvement. Il s’emballait dans toutes les directions, déterrant de vieux souvenirs, élaborant des plans pour l’avenir avant de plonger, sans que rien n’ai pu le laisser prévoir, dans une histoire enflammé et totalement imaginaire. Vers cinq heure, le ciel se mit à rosir. Une aube pâle et lumineuse commençait à poindre. Vaincu par la fatigue et profitant d’une baisse de la température ambiante, je profitais d’une suspension du ballet infernal qui se jouait dans ma tête pour m’endormir quelque temps. Mais vers huit heure, je fus réveillé de la plus implacable façon qui soit : la chaleur. Malgré les vitres que j’avais laissé légèrement entrouvertes, ma voiture avait fait office, face au soleil naissant, de cocote minute et moi j’étais à l’intérieur. Je me réveillais donc en sueur et sorti rapidement afin de prendre l’air. Dehors, la température était encore acceptable à cette heure de la journée mais la limpidité du ciel laissé augurer que cette situation ne serait que de courte durée. Je jetais un œil au paysage environnant nouvellement éclairé. J’étais sur le haut d’un petit plateau qui dominait une vallée située en contre bas. L’herbe jaune et rase confirmait ce que laissait entrevoir le ciel ; la fournaise.
Mis à part un arbre rabougris et sec situé à quelques centaines de mètres sur ma droite rien de dépassait le mètre de haut. Dans la vallée en revanche, un mince mais touffu cordon vert sombre sinuait en de paresseuses courbes. Mais de là où je me trouvais et compte tenu de l’état de ma cheville, il me serait impossible de l’atteindre pour tenter d’aller me rafraîchir si besoin en était.
Maintenant qu’il faisait jour, je me sentais un peu moins mal à l’aise que durant la nuit. Certes ma situation n’était pas meilleure mais maintenant je pouvais la contempler droit dans les yeux. Jusqu’à dix heure, je grillais quelques cigarettes en regardant autour de moi. Tout était sec et désertique. Pour passer le temps, je m’emparais du journal que j’avais acheté juste avant de partir et qui traînait dans la voiture. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai toujours vu le journal comme quelque chose que je ne pouvais lire qu’en vacance. Peut être parce durant cette période j’avais plus le temps, j’étais moins enclin à regarder la télé. Et puis pour moi qui ne suis pas un grand lecteur, il représentait le format idéal. Je pouvais l’emmener partout avec moi, toute la journée ; le lire n’importe où dans n’importe quel ordre et surtout, il avait un énorme avantage à mes yeux, un avantage qui surclassait de loin tous les autres : il changeait tous les jours. Ce n’était pas comme les livres dont on ne pouvait sortir que par abandon ou par la dernière page. La lecture du journal était libre, papillonnante et dilettante et c’était exactement ce que je recherchais pour agrémenter cette période. J’avais donc pris juste avant de partir, cet accessoire estival indispensable.
Je commençais par tourner les pages, un peu au hasard, cherchant le titre qui m’accrocherait l’œil et me permettrait de dilapider impunément une poignée de minutes. Ce ne fut pas un titre mais un chiffre, qui écorcha mon regard. Trois cent mille. Trois cent mille, était le nombre de personnes, approximativement, tuées l’or d’une guérilla au confins de l’Afrique ; quelque part entre un lieu perdu et un autre qu’on oubliera très vite. Trois cent milles personnes, en trois ans. La gorge me serra soudain. Trois cent MILLE, personnes. Comme ça. Pour une histoire de territoire et de frontières, de rivalités séculaires réactivées aux grés des besoins d’hommes au pouvoir dont ils leur importaient peu qu’une vie disparaisse, pourvu que ledit pouvoir, aille croissant. Une vie. Une vie, une vie une vieunevieunevie… je me répétais ce mot comme si il venait d’acquérir une résonance nouvelle à mes oreilles. J’avais l’impression qu’il explosait sous une dimension supérieur découvrant dans la solitude de cette chaleur espagnole, tout un pan de sa signification jusque là gardé secret. Cette petite étincelle qui tentait de se battre entre le poids du passé et l’incertitude du future, cette petite flammèche unique que chacun tentait de protéger avec ses misérables moyens et qui pouvait vaciller à chaque instant, certains l’écrasait à coup de talon, la noyait sous des torrents d’oppression ou bien l’alimentait du bois de la haine pour la transformer en un incendie destructeur. C’était à croire que détruire la vie des autres était le seul moyen pour l’ambitieux d’exister. A ce chiffre pharaonique de trois cent mille morts, trois-cent-mille-morts, s’ajoutait une photo sur laquelle on pouvait voir trois hommes habillés en tuniques et turbans, lunettes de soleil, riants et fumants une cigarette, montés à l’arrière d’un pick-up sur lequel était chargé une énorme mitrailleuse. Je suis resté ainsi un long moment à regarder ces hommes, les imaginants quelques minutes plus tard entrain de faire hurler ce canon qui allait imposer le silence à ceux qui allait être fauché. Je fermai le journal un instant, contemplai l’immensité de mon impuissance, culpabilisai et finalement, le rouvrit. Les pages défilèrent lentement, dans leur bruit de froissement caractéristique, jusqu’à arriver au sport. Et sans aucune transition, j’ai tenté d’oublier.
Après quelques articles inutiles sur la santé d’untel et le énième scandale de dopage, je finis par reposer mon journal. Mes pensées reprirent leur cours, libres et désordonnées, mais moins tumultueuses que celles de la nuit. Le fantôme des trois cent mille mort me hanta encore quelques instants mais très vite, face à mon inanité, il disparut.
Je mis alors à penser à mon boulot ; en général. Et puis je commençais à passer un par un mes collègues en revu. Dans l’ensemble, on s’entendait tous bien. Evidement et comme partout j’avais plus d’atomes crochus avec certains mais aucun ne m’étais vraiment antipathique. A part Franck. Ce n’était pas tant son caractère autoritaire qui me rebutait le plus mais la façon qu’il avait de rejeter en permanence la faute sur les autres. C’était d’ailleurs un trait de caractère qui m’était particulièrement désagréable chez qui que ce soit. D’une manière générale j’avais remarqué que la catégorie de personne qui partageait le mieux cette façon de faire était les politiciens. Comme tout un chacun, je suivais de loin les émoluments mous de la démocratie française. Non pas que je n’y croyais plus, à à peine trente ans cela aurait paru un peu exagéré, mais disons que je n’avais jamais été convaincu par aucun. Pourtant j’avais suivi, je m’étais intéressé. Mais très vite j’avais trouvé tout cela assez peu enthousiasment. Et puis surtout, je n’avais jamais vu aucun politicien faire son mea-culpa. Aucun n’était jamais venu dire à la face de la France : « Eh bien oui, cher concitoyen, oui, moi et mon gouvernement avons fait une énorme erreur avec ce projet. Il a été mal réalisé, mal pensé, mal ficelé et son application est un désastre… » Ou même l’inverse. L’opposition reconnaissant que « Oui. Nous devons bien l’admettre, la majorité a réussi là un projet remarquable et nous ne pouvons que reconnaître que nous n’avons jamais pensé à faire cela comme ça auparavant. » Jamais. L’histoire était toujours la même. Un projet était voté. L’opposition hurlait à l’infamie en prédisant des catastrophes économiques sans précédent. La majorité se défendait en invoquant des améliorations qui allait profiter à tous les citoyens. Le projet devienait réel et alors s’en suivait, chiffres d’experts à l’appuie, des semaines d’autosatisfaction et de démonstration de l’étendue des dégâts, tout cela agrémenté de débats respirant la mauvaise fois et l’hypocrisie.
Moi je n’avais pas fait d’étude. Enfin disons que diriger un pays, je comprenais bien que ça n’était la même chose que mes problèmes d’informatique au boulot, mais quand même. Est-ce pour autant que l’on devait sans cesse rejeter ainsi la faute sur l’autre ?!
Subrepticement, l’air était entrain de s’emplir d’un contenant des plus ardent que rien ne semblait pouvoir arrêter. Des milliers d’insectes faisaient vibrer l’air en surchauffe rajoutant un peu plus à l’impression de langueur hypnotique qui commençait à m’envahir. Il était maintenant bientôt midi et pas une seule voiture n’était encore passée sur la route en contre bas. En même temps je commençais à me dire qu’en restant là, si d’aventure quelqu’un devait passer sur ladite route, il n’était pas obligatoire qu’il me voit. Le mieux serait donc peut être que je redescende jusqu’à cette route afin de garantir toute mes chances de me sortir de cette situation qui commençait à devenir pesante. Après quelques minutes de réflexions, je me mis donc en devoir de me confectionner un petit sac avec des fruits, de l’eau, quelques chips, mes cigarettes, mes papiers…Cette activité claudicante me redonna un peu de baume au cœur. J’étais sur un nouveau départ. Chaque mouvement m’arrachait un petit rictus à cause de ma cheville et me faisait suer sang et eau à cause de la température caniculaire qu’il faisait. C’est alors que survint un incident aussi stupide qu’étrange. Dans un ultime réflexe citadin, je me mis à faire le tour de ma voiture afin de bien vérifier que celle-ci était fermée. La stupidité de ce geste me frappa alors que j’étais entrain de remonter une des vitres de l’arrière. J’étais tellement conditionné dans ma protection que même là, au milieu de nul part, dans ce no man’s land grillé par un soleil de plomb, j’étais entrain de fermer une voiture qui de toute manière, ne pouvais même plus faire un mètre puisque de surcroît, elle était en panne. Je stoppais là mon élan protectionniste et tout en transpirant je fis un petit bilan de ce que j’amenais dans ma pathétique expédition. Après un dernier regard à mon engin, je m’éloignais en serrant les dents, m’arrêtant tous les dix pas sous l’action combinée de la douleur et à la chaleur.
Je finis par atteindre, la transpiration dégoulinant de mon corps, ce qui constituait la route principale. Enfin disons plutôt que je devrais dire que j’étais sorti de mon sentier et que j’avais rejoins un endroit où j’avais un peu plus de chance de me sortir de mon ornière. Le temps continuait de couler en petites secondes de braise, toutes un peu plus lourde les unes que les autres. Heureusement pour moi, il y avait sur le bord, un gros rocher qui diffusait une ombre salutaire. Je m’installais là, le dos contre la pierre, les yeux sur la route et l’esprit en ballade. Je les imaginais tous, sirotant un verre en discutant les pieds dans un courant d’eau frais, regardants leur montre ; s’étonnant de ne pas me voir encore là, m’inventant milles aventures plus ridicules les unes que les autres pour expliquer mon retard ; s’offusquant faussement en riant de plus bel pour ce qu’ils avaient osé dire ; parlant de tout et de rien, bercés par cette langueur propre aux vacances d’été. Des projets que l’on évoque tout en sachant très bien qu’ils sont irréalisables, seront élaborés jusque dans leur moindre détails, des sujets douloureux évités, des envies créées et des bonnes résolutions prises. Et moi j’étais là, assis le dos sur le rocher, à attendre qu’on veuille bien venir me chercher, qu’on veuille bien enfin me remettre dans le train de vie.
Malgré tout maintenant, après tout ce temps passé là, seul, je n’arrivais pas à regretter la décision que j’avais prise. Certes partir comme ça, en milieu d’après midi pour un endroit aussi perdu n’était pas la meilleur idée que j’ai eu. Et pourtant, ce vendredi midi, dés que mon patron m’avait dit que je pouvais partir, qu’il me donnait mon après-midi, je n’avais pas hésité une seconde. L’idée de rester seul en ville une soirée de plus avait fait la jonction avec celle de me retrouver au plus tôt avec toute ma bande et c’est quasiment sans réfléchir que j’avais décidé de partir Et puis la surprise, la tête qu’ils allaient faire en me voyant ainsi arriver avec presque une journée d’avance, avait fait le reste. Et puis de toute façon comme je n’avais aucun moyen de les prévenir, la surprise c’était un peu imposée d’elle-même. En fait de surprise c’était moi qui m’en retrouvais la victime. Mais après tout, est ce que ça n’était pas le prix à payer parfois ? Si j’avais voulu jouer la sécurité je serais parti comme prévu. Il me serait peut être arrivé une mésaventure identique mais tout se serait finit si vite finalement. Je me dis alors que parfois, la vie pouvait être aussi une histoire d’accidents.
J’avais l’impression, qu’avec la chaleur et la solitude, mes pensées c’étaient plus ou moins apaisées. Elles n’avaient plus le bouillonnement anarchique de cette nuit. Comme si le fait de m’être retrouvé ainsi un temps en marge forcée, m’avait obligé à prendre un peu de recul. Je fermais les yeux. Un léger sourire s’esquissa sur mes lèvres. L’air statique et vibrant m’offrait un carcan rassurant. Puis soudain, dans le lointain, un bruit de moteur. J’ouvrais les yeux. Je pouvais distinguais, quelque part dans la montagne, vers l’opposé de là où j’étais arrivé la veille, un nuage de poussière. Une voiture. Il y avait enfin une voiture qui allait passer sur la route. D’instinct, je me mis à dépoussiéré dans ma tête le peu d’espagnol somnolent qu’il devait peut être encore me rester dans un coin. Mais c’était vain. Tant pis. Je me débrouillerais bien. Claudiquant et excité, je me mis sur le bord de la route, prêt même à me mettre en plein milieu si je voyais que d’aventure, l’automobiliste envisageait de passer sans s’arrêter. La voiture approchait. Je la voyais descendre le long des lacets. Et puis lorsqu’elle fut suffisamment proche, après un très court moment d’hésitation, je me mis à hurler de joie. C’était Philippe. C’était la voiture de Philippe. Quelques secondes plus tard, il en sortit, un sourire narquois aux lèvres :
« - Ben qu’est ce que tu fous là imbécile ? t’as décidé de venir à pied ?
« - Ah c’est super marrant ça comme blague. Ça fait plus de vingt heures que je suis là planté comme con alors vas y mollo !!
« - Vingt heures ?! Au moins ouais.
« - Ben ouais justement. Je voulais vous faire une surprise et je suis parti hier soir parce qu’on m’avait filé mon après-midi au boulot. Alors plutôt que de passer la nuit tout seul en ville, j’ai décider de partir pour arriver pendant la nuit et vous faire la surprise…mais bon, ça c’est pas vraiment passé comme prévu. » Phil me regarda l’air interrogateur. Il ne savait pas si j’étais entrain de me payer sa tête ou pas :
« - Tu…tu rigoles.
« - Non. Pas du tout. Je me suis planté cette nuit. Au lieu de continuer tout droit j’ai pris à l’embranchement sur la gauche là. Et puis en arrivant en haut, ma bagnole est tombée en panne. J’ai crevé mon réservoir. Et comme ici y’a pas de réseau téléphonique, que la moindre barque elle est à des lustres et que je pouvais pas marcher à cause de ma cheville, eh ben depuis j’attends. Voilà. »
Philippe éclata de rire et tout en m’ouvrant la portière reprit :
« - Ah ben alors ça c’est la meilleur des vacances. Moi qui venait justement à ta rencontre parce qu’on se demandait ce que tu faisais…Bon allez monte Indiana Jones. Ah ah ! On va passer prendre tes affaires et demain on reviendra avec de quoi réparer, de l’essence et puis voilà !
« - Et puis voilà, et puis voilà ! On voit bien que c’est pas toi qui vient de passer une nuit et presque une journée tout seul dans la nature.
« - Oh ça va hein, y’a pas de quoi en faire une caisse non plus. Et puis c’est hyper beau le coin non ? »

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