mardi 14 octobre 2008

Portrait

L’autre

 

« Avant de s'en prendre aux traders, il faut voir que le système global était contraignant. Il était impossible, sans perdre son job, de garder une quelconque éthique et de garder un quelconque sens des réalités. »

 

Trader anonyme Le Monde 08 octobre 2008

 

“- De toute façon tu sais quoi ? Si toi tu ne veux pas le faire, y’a plein de gens derrière la porte qui n’attendent que ça. Alors soit tu fais ce qu’on te demande, soit tu vas chercher ailleurs. Ce n’est pas une menace. Mais c’est comme ça que ça fonctionne. Soit c’est toi, soit c’est un autre. Mais on ne peut pas remettre en cause ce genre de décision. Comprends bien ; il y a des stratégies qui peut-être nous échappent à nous sur le terrain mais qui sont pensées en haut lieu. Alors applique ce qu’on te demande d’appliquer, c’est pour ça qu’on te paye. Autrement tu es prévenu, je trouve quelqu’un d’autre.”

Cette dernière phrase lui raisonnait dans la tête comme une ritournelle entêtante. « Autrement, je trouve quelqu’un autre » Quinze ans qu’il bossait dans cette boîte, quinze ans qu’il était là jour et nuit et qu’il ne disait rien, qu’il appliquait le protocole sans broncher et aujourd’hui, maintenant qu’il avait acquis un peu de grade, maintenant qu’il avait des responsabilités, maintenant qu’il pensait enfin pouvoir dire et faire certaines choses, on lui rétorquait que non, toujours pas. Les décisions n’étaient pas pour lui. Il était un exécutant. Il n’était que l’infime engrenage doré d’un système. Son rôle devait se borner à appliquer des ordres même contraires à la logique. Passe encore pour la logique. Mais pouvait-il continuer à appliquer des ordres qui allaient soudain contre sa conscience ? Ce qu’on lui demandait de faire n’était ni logique ni à son sens, humain. Tricher, faire croire que, gonfler des positions pour en influencer d’autre, il avait appris à faire vivre avec. Il avait appris parce qu’il se disait que quelque part, dans ce grand barnum économique, ce qu’il enlevait d’un côté, quelqu’un ailleurs finissait pas s’y retrouver quand même et que ça compensait ce qu’il avait supprimé de l’autre côté. Il créait des équilibres instables car rien ne devait l’être par peur que la machine ne se fige. Mais ses actions ne tuaient personnes. C’était un jeu et il était joueur.

Mais là quelque chose était entrain de merder. Il ne pouvait plus suivre. Au-delà de sa conscience, c’était le système tout entier qui était entrain de déraper. Ce qu’on lui demandait de faire était bien plus que mentir ou tricher. Ce qu’on lui demander de faire était bien plus que jouer. Ce qu’on lui demandait de faire était de saborder le navire sur lequel il était, lui et toutes les personnes autour de lui.

Mais le pire dans tout ça était qu’il savait pertinemment que quelqu’un quelque part attendait sa place. Le pire était de savoir que l’autre à qui on allait demander de commettre ce qu’il ne voulait plus faire allait opérer sans sourciller. Et contre ça, il ne pouvait pas lutter. Parce qu’il n’était pas seul cet autre là. Ils étaient mille autres à pouvoir et à vouloir faire ce que lui refusait. Il pouvait montrer son désaccord, le hurler à la gueule de ce con qui ne voulait rien entendre. Il pouvait menacer et s’emporter. Contre ça, contre l’autre, contre celui qui était prêt à tout pour prendre sa place, il ne pouvait rien.

D’un geste il releva son col pour se protéger du froid. Il fouilla nerveusement dans les poches de sa gabardine, sortit un paquet de cigarettes. La fumée épaisse s’écoula de sa bouche lentement. Son regard se perdit dans l’eau de la rivière qui s’écoulait paresseusement sous lui. 

« Après tout, peut-être est-ce comme ça que meurt une société ? se dit-il. Peut-être est-ce parce que qu’il y a toujours quelqu’un pour prendre la place de celui qui veut dire stop, quelqu’un qui a suffisamment faim et suffisamment d’ambition pour s’intercaler là où la raison aurait dû prendre le dessus que tout finit un jour ou l’autre par déraper. » Mais pour cette fois c’était maintenant certain, il ne serait pas l’autre. 

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